![]() Le premier roman de Nicolas Rozier m’a emporté, "D'asphalte et de nuée" (Éditions Incursion, 2020), noir et sanguinaire comme une roche coupante. Six adolescents perdus, enlevés et séquestrés vivent le bagne et en réchappent après avoir fomenté leur évasion : une bande hétéroclite de vagabonds héroïques qui se détachent à peine du paysage, aussi rêches et dénudés. Mais ces corps tuméfiés et leur esprit portent leurs blessures comme des tatouages : « Le visage qu’on leur connaissait semblait remonté à l’envers. » Brisés, ils vont en ressortir mus d’une force nouvelle, comme une grosse bête lancée sur les routes, aguichée par l’odeur du sang. Mais pour commencer, c'est une usine à souffrance là-bas à Narwik. On ne sait pour quelle raison. C’est un goulag et un no man’s land ; c’est un camp où se concentrent malchance et sadisme. Le maître par son absence règne sur chaque parcelle de vie ; plus qu’au rythme des gardiens et des exécutions, c’est l’imagination du désastre qui culmine : privés de futur, nos sacrifiés s’y dissèquent jusqu’aux confins d’eux-mêmes, suicidés par cette société secrète. On pense au sacrifice aztèque, si ce n’est que le Dieu-Soleil est un démon. On pense aux asiles et aux prisons, aux vies infâmes jetées en pâture aux vices de quelques-uns : eaux stagnantes où la mémoire se trouble et l’ancienne existence devient fiction, une traîtrise de soi à soi. Les sbires du maître sont des machines à broyer. Il n’en ressort que des cadavres et des ombres éprises de vengeance. Ou bien de liberté ? Extraits du monde, qu’ils fuyaient, par cette colonie de malheur, ces égarés deviendront des combattants à force de tortures. Ils s’arracheront le visage pour ne faire qu’un avec la nature sauvage et renvoyer les pouvoirs à leur lit mortuaire. Ils s’engageront en une épopée collective pour tuer les dieux. Les voilà qui reviennent à la vie. Ils se gonflent comme des colosses. Gratuits et libres, ils sont prêts à déchirer le ciel. Mais avant d’être emportés par un nouvel élan, ils doivent être lentement consommés, remâchés, éprouvés, sélectionnés ou éliminés ; c'est une loi de despote. Peut-être est-ce la nôtre ? De l’usine aux charniers syriens, les échos ne cessent d’éclater comme des grenades ; dans ces landes anonymes, il faudra en découdre et se sauver en filant sur des routes abandonnées — au fil de la lame ou de la plume. Ici, c'est une prose poétique délicatement ciselée, dure et violente comme on fait les gros bras, éreintante et grivoise par éclaircies. Comme le seront les rares femmes qui auraient mérité plus de liberté au sein de l’intrigue, si ce n’étaient leurs allures de muses vénéneuses, l’amusement général et la force centrale qu’elles distribuent à chaque membre — les femmes sont comme chez Kafka celles qui délivrent : enivrantes, elles font lever la libido, comme une fièvre redonnent le goût de vivre, mènent au plus haut Désir : elles sont un idéal vrai. Comme les œuvres d’art, elles sont l’image incarnée de la liberté, elles mettent fin aux raisons et aux ordres aboyés par ceux qui les détiennent. Aussi les phrases sont-elles fulgurantes. Mais elles s’accumulent comme contre un barrage : bientôt les descriptions compactes éclateront elles aussi, feront le mouvement, atteindront leur acmé. Elles seront action et ébranlement, passion et fureur. Si le roman semble parfois s’essouffler lorsqu’il n’y a plus que le torrent des phrases et l’apprêt du style — difficile de rester poète en roman —, l’auteur sait réenclencher la machine à point nommé ; il soulève le capot et souffle à nouveau sur ce magma ; quant aux contemplations, elles sont résistance à l’oppression. Les mots sont une matière en mouvement, ils sont la révolte de l’esprit et de la chair. Comme la peinture de Nicolas Rozier, ils seront bruts, ébouriffants, généreux. Excessifs. Mais toujours parés de cette clarté de combat tracée au scalpel qui nous rappelle Artaud. Ils ont aussi leur étrangeté, leur éclat fantastique : celle de la conscience en recherche, pur néant épris d’avenir, à la tombée d’une nuit qui voudrait engloutir tout. Cette écriture minérale convoque le fablier totalitaire et sa faune de bourreaux et vampires. Si rien ne fait sens que la force, c’est que le langage est à reconquérir. Dans cette apocalypse suburbaine, c’est à tordre la langue qu’on pourra inscrire son propre nom au mur des rares, dans le béton, le faire et ne pas l’oublier, en rayant cet enfer de métal et d’os. A moins qu’il ne faille effacer ? Si tant est que c’est en se délivrant du poids de sa conscience qu’on peut accéder à ce qui, du présent, sauve à même le bruit des arbres : leur respiration. C’est que le paysage est lui-même un personnage, il est cette atmosphère de laquelle sortent des démons ou des hommes. Le monde a été perdu. Mais c’est une grande opacité que les mots comme des poings vont cabosser et allumer de rage. C'est une cruelle écriture de silex ; une fois les feux rallumés, les beautés défigurées sont sauvées de l’horreur. Quant à l’humour, il surnage en îlots dans ces scènes de séries télé et films de cavale. Le détournement des codes du genre (course-poursuite, film d’horreur) empêche le roman de s’enfermer en lui-même, de jouer au vieux classique. Les captifs feraient des poètes maudits s’ils n’étaient morts si jeunes ; ils ressemblent aux sacrifiés de Bolaño qui ont conservé leur jeunesse malgré le malheur. Mais virils et indomptables, regagnent le dehors : que vont-ils devenir ? Une chose est sûre : le geôlier qui a tenu le stylo et consigné leurs affres est un orfèvre et un botaniste ; il suffit de lire à voix haute pour sentir l’élégance du verbe, le plaisir des sonorités ; traversé de secousses, Nicolas Rozier sut naviguer à terme ; d’un couteau de boucher, d’un geste étudié mais nerveux, il nous offre des fleurs ardentes pour un séjour amer : on est entraîné malgré soi, d’une langue touffue et hypnotique, soufflé, à moins qu’elle ne claque comme un fouet, froide à réveiller d’un grand seau de glace ; un grand cri ou est-ce Genet qui s’espace entre les pierres tombales ; une langue impétueuse, certes exigeante et sombre mais cette forêt de métal est toujours mue d’une belle vitalité, confiante en son lecteur, jusqu'à jouir de son propre tourment car les mots, en grinçant, s'échappent et finissent par caracoler de la tête au cœur : comme ils y percent. « La tête suait d’horreur dans son givre noir. » On eût dit Baudelaire à l’épreuve des camps, fut ma toute première pensée en refermant le livre.
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"Une prose trépidante"
(...) Et j’entendais vibrer en te lisant l’équivalent des pièces les plus éruptives de Ligeti, les lignes hachurées et coupantes de Schoenberg dans ses œuvres pour piano. C’est donc une polytonalité de sons jouant en saccades de rythmes, et un dripping de plaies saignantes, de bosses bleues et noires. Un opéra où le vocabulaire, le phrasé, composent un récit secret remarquable derrière l’échappée en dérive d’une nef des fous aussi évocatrice de Bosch que de Penderecki, de Stanislas Rodanski que de Jean-Daniel Fabre - sans oublier Stig Dagerman et ses brûlures. Le roman n’étant plus qu’une forme marchandise trompeuse depuis jolie lurette, ton livre s’impose immédiatement pour moi comme un phosphore de chance, une étincelle de revie. La littérature bouge encore dans les remous et tourbillons de D’asphalte et de nuée. Où la jeunesse n’est surtout pas prétexte à fiction de l’enfance en âge d’or. Il n’y a guère que certains récits de Michel Bernanos ou de William Golding pour peindre le versant anthracite du paradis vert. Deux écrivains ont à mon sens relevé le roman en l’extirpant de la simple intrigue. Ce sont Julien Gracq et Maurice Fourré. Tu appartiens à cette fraternité de plume et de griffe où se combinent tous les éclats d’une prose qui se souvient des ressources de l’analogie dont le poème est la matrice. (...) Ton livre est fait d’une riche matière qui appelle de multiples lectures, fécondes je pense, élogieuses je l’espère. Merci à Hugues Robert pour sa note de lecture dense et précise.
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